Contrairement à ce que nous annonce le titre de son livre « la fin de l’amour », Eva Illouz ne parle pas de « l’amour », objet qu’elle ne définit jamais dans son texte, mais d’engagement.
Elle observe avec justesse qu’autrefois, l’engagement était régi par des institutions et des rituels (la cours, le mariage…). Ces rituels et institutions, qui se fondaient sur une asymétrie homme/femme, ont aujourd’hui perdu de leur force. De ce fait, les individus sont en difficulté pour produire des engagements stables et durables, d’autant plus qu’ils disposent désormais de la possibilité de se désengager des relations très aisément.
Malgré tous ses dénis récurrents, notre sociologue regrette manifestement le temps des engagements stables et durables ; les humains n’auraient obtenu qu’une « une liberté creuse et faussement légère » (p 304) du fait de la disparition des cadres anciens.
Ce qu’elle démontre parfaitement, c’est que les comportements et les sentiments humains sont les effets d’un conditionnement social, d’un cadre très serré, dans lequel gestes et affects se déploient de façon codée par avance.
Mais ce qu’elle regrette est-il vraiment regrettable ? Les engagements codifiés étaient source de violence et de frustration. Et ils le sont encore, du fait des inégalités hommes/femmes et des difficultés inhérentes à la vie de couple (Eva Illouz nous fournit de très bonnes pages sur l’inégalité et l’asymétrie des attentes entre les hommes et les femmes… sans toutefois faire entrer dans l’équation le désir d’enfant, ce qui relève d’un tour de force !). Or, ces engagements institutionnalisés produisaient et produisent bien souvent encore une maltraitance.
Sur un autre plan, Eva Illouz pose l’envie de réalisation et d’évolution comme un pur produit de la société de consommation. On peut s’en étonner : de tout temps les humains, s’ils en ont l’espace, aspirent à… Spinoza nomme cette tension interne le conatus, la puissance propre et singulière de tout « étant » à persévérer dans cet effort pour conserver et même augmenter sa puissance d’être. La pulsion d’exploration, corollaire du conatus est un élément essentiel de la vie humaine. Bien sûr, dans la société de consommation cette aspiration est orientée vers un désir de plus de biens de consommation, plus de « moi », plus de « look » comme le montre judicieusement notre sociologue… Cependant, on ne saurait réduire cette pulsion à ses modalités actuelles d’expression. Il n’y aurait ni connaissance ni art sans cette pulsion profonde d’aller au-delà des croyances, des traditions de pensée, des évidences, des pratiques communes, des injonctions éducatives et des conditionnements sociaux…
La façon dont elle commente les divorces atteste de sa position moralisatrice et son impasse sur cette pulsion fondamentale chez les humains. Elle réprouve le désengagement de façon très sévère, d’ailleurs surtout du côté des femmes… Sa condamnation de la psychologie comme pur produit accompagnant le libéralisme est tout à fait justifiée en ce qui concerne les techniques de développement personnel et la psychologie positive (vaste escroquerie dont elle démontre l’ineptie avec beaucoup de pertinence dans son ouvrage « Happycratie »). Cependant, certaines thérapies permettent de prendre conscience de la maltraitance produite au sein des couples et des conditionnements qui amènent hommes et femmes à accepter cette maltraitance comme « normale ». Vouloir s’en dégager est un mouvement légitime !
Ainsi évoque-t-elle une historienne qui quitte son époux après de nombreuses années de vie commune parce que celui-ci est devenu un pantouflard qui ne s’intéresse plus à rien. Assimiler à une pulsion consumériste le désir de partage et de stimulation intellectuelle est très choquant de la part d’une chercheuse en sociologie ! Sa collègue historienne est très certainement une femme qui, toute sa vie, aura été toujours plus loin dans la curiosité, l’exploration, la confrontation et la critique de données… Pourquoi devrait -elle rester avec un homme qui l’ennuie et constitue un frein à ce qui est le plus moteur dans sa vie ? Dans un vieux couple, le désir se doit d’être alimenté par autre chose que le simple effet du sex appeal des corps. Sans cette curiosité intellectuelle partagée, quelque chose de l’histoire de ce couple est mort…
De la même façon, une femme plus jeune qui a élevé ses enfants demande à son époux un espace pour peindre… refusé… sentiment de trahison… divorce… Là encore la pulsion fondamentale est réduite à un désir de consommation et d’influence délétère de la psychologie de développement du moi. Est-il légitime pour une femme d’aspirer à autre chose que d’élever ses enfants et de vouloir se confronter à elle-même dans une pratique artistique ? Pour Eva Illouz cela semble très net : cette femme devait se contenter de son sort et rester bobonne à la maison plutôt que de trahir son engagement…
Les humains sont pris dans un paradoxe. Ce qui fonde le lien et le désir de lien c’est notre expérience de nourrisson faite de dépendance, de vulnérabilité et fréquemment d’insécurité. Trop souvent, nous n’avons pas été bien traités, respectés dans nos besoins, dans nos rythmes, nos spécificités et nos aspirations. Nous recherchons la sécurité et la continuité dans le lien de couple, mais peu d’individus sont capables d’accepter un partenaire qui serait autre chose que la simple réponse à leurs besoins et de ce fait, nous répétons au sein des couples que nous formons à l’âge adulte les modalités de non-respect et de maltraitance expérimentées dans notre enfance.
On ne saurait reprocher à notre sociologue, brillante dans ses autres ouvrages, de faire de la sociologie. Cependant, son enfermement dans un mode explicatif exclusif, en se privant d’autres champs de réflexion et de savoir, conduit à un rétrécissement interprétatif… et nous livre de façon assez transparente sa subjectivité et ses jugements moraux. Ne nous informe-t-elle pas dans l’exergue de son ouvrage, que les membres de sa famille échappent à ce grave défaut d’engagement contemporain ? Le psychologue qui écrit ces lignes s’abstiendra de toute spéculation sur les angoisses de la sociologue.…
(Automne 2021)