La fascination des psychanalystes pour le concept de « Loi » : une forme de soumission

(Intervention à la journée de la Fédération des Ateliers de Psychanalyse consacrée à « la soumission ». Novembre 1998. Paru dans la revue Chimères. Automne 1999)

Le terme de « Loi » est beaucoup utilisé, et sans doute trop rapidement, par certains psychanalystes. Son usage s’étend désormais à d’autres domaines, comme ceux de l’éducation ou de l’expertise judiciaire emportant avec lui, de fait, une caution « psychanalytique ». Pertinent dans certains cas dans son contexte d’origine, l’anthropologie, il ne l’est peut-être pas toujours dans le champ de la psychanalyse. Or dans ce même champ l’approche de ce concept n’est pas aisée. Dès que l’on en tente la moindre critique, la levée de bouclier est immédiate, le risque de se faire traiter de pervers important…Ce terme fait partie d’un formulaire répété comme une langue liturgique dont on n’interroge plus le sens. On ne peut faire l’économie de tenter de réfléchir à ce qui est célébré là, d’autant plus qu’il sert de justification à certaines postures dans la clinique psychanalytique, dans des pratiques éducatives et des situations judiciaires.

La double polarité du concept

A l’origine le concept de Loi utilisé en psychanalyse éclôt dans le contexte structuraliste. La Loi est conçue sur le même modèle que la Langue. Le concept permet de construire l’opposition La Loi / les lois -productions de règles par les humains- sur le même modèle que celle opérée entre les langues naturelles et la Langue (ou le Langage) -faculté universelle de langage-.

L’essence des lois, interdictions et prescriptions ainsi distillées en concept abstrait permet de forger ce qui ne relèverait que du « niveau symbolique » cher aux structuralistes, qui planerait au dessus des humains et les « instituerait » en tant qu’humains. Privilégier cet aspect du concept constitue une tendance actuelle majoritaire qui tend à escamoter son autre polarité : celle du rapport de forces et de la violence.

Si on admet volontiers que les lois, interdictions et prescriptions produites par les humains (mais ce n’est pas toujours le cas aujourd’hui où l’on tend à idéaliser cette « fonction-cadre » et à confondre le juridique avec la Loi) constituent des formations de compromis dans lesquelles entre une bonne part de rapport de forces et de violence inhérents au champ social, à l’étage supérieur, celui de la Loi ne subsisterait que l’opération qui « humanise ». C’est évidemment tout à fait soutenable puisque le concept est une création humaine, une hypothèse à laquelle on peut donner la consistance que l’on souhaite. Mais les problèmes se posent dès que l’expert auto-institué en humanisation se fait prescripteur et parle « au nom de la Loi » de ce qu’il convient de faire, car il estime qu’il y a péril en la demeure. Cet énoncé ne peut que s’auto-détruire, sa simple énonciation fait retomber l’énonciateur à l’étage inférieur, à moins que l’énonciateur ne soit Dieu lui-même dans une position d’extériorité totale à nous autres petits humains.

Mais, sans s’arrêter à la question de l’incompatibilité radicale entre l’exercice de la psychanalyse et la position d’expert disant la norme -posture de pouvoir par excellence- est-il si évident de pouvoir disposer de ce concept de Loi à ce point épuré ? Puisque la Loi humanise il faut tenter de réfléchir à l’humanisation autant qu’à la Loi.

Devant l’infinie diversité des façons d’être humain, les anthropologues tendent à renoncer à formuler des universaux. La Loi au sens de ce qui institue l’humain tend à se restreindre, il devient plus difficile de trouver des universaux qu’il y a quelques décennies. Les grands interdits de l’inceste et du meurtre ne peuvent plus être formulés en tant que tels sans précaution. La définition de l’inceste est relative aux espaces culturels comme le démontre la récente étude sur les Na. Le meurtre est prohibé à l’intérieur du groupe, ce qui n’exclut pas de tuer dans le groupe dans certaines circonstances, ni d’exposer des enfants par exemple. Enfin, la séparation-localisation des morts, est réalisée d’un point de vue formel, mais les psychanalystes sont bien placés pour savoir que psychiquement ce n’est pas une évidence, même si les rites sociaux ont été accomplis.

Ainsi, pour formuler des universaux, ce n’est pas du côté des faits qu’il faut chercher mais plutôt simplement du seul fait qu’il y a prescription-interdiction en tant que tel, sans pouvoir définir par avance les objets et la géographie de cette opération. C’est à ce point précis que le concept de Loi prend toute sa consistance, mais c’est aussi en ce point qu’il bascule.

Ces opérations de prescription-interdiction redoublent la nature par certains aspects et nous en arrachent en nous inscrivant dans un ordre nouveau, produit de l’imagination des hommes, qu’ils tentent généralement de fonder pour en garantir la pérennité dans une articulation à une extériorité radicale à eux-mêmes, transcendante.

Ainsi lorsque nos lointains ancêtres, il y a quelques dizaines de milliers d’années, commencent à enterrer leurs morts, ils s’approprient par cet acte, la disparition des disparus dans ce redoublement typique que l’on retrouve plus tard dans tous les rites d’inscription à l’ordre des humains redoublant la naissance biologique et dans tous les rites de passage marquant la puberté et l’accès au statut adulte. C’est là un travail d’inscription perpétuel, répétitif, recommencé à chaque génération.

Mais le redoublement indique une forme de parallélisme. Ainsi la prescription « croître et multiplier » ne fait que redoubler la reproduction de l’espèce. L’écart est parfois très faible mais surtout l’espace social re-institue automatiquement de la violence en tant que champ d’enjeux de pouvoir. L’espace social produit de la différenciation : les castes ou l’esclavage s’inscrivent dans les mille et une façons de définir et de faire de l’humain en produisant du non-humain et toutes autres formes d’exclusion moins voyantes. Les rites d’inscription s’incarnent dans une infinité de pratiques allant jusqu’aux marquages corporels et à l’excision.

La production d’un concept épuré n’est pas une évidence. L’idéalisation de la Loi permet l’escamotage voire la justification de la violence. Son utilisation dans le champ social sous couvert d’expertise l’inscrit immédiatement dans des enjeux qui risquent de n’avoir aucun rapport avec ce qu’il prétend représenter.

En ce qui concerne spécifiquement la psychanalyse l’importation de ce concept et son corollaire -la fascination pour les constructions structuralistes- ont entraîné une confusion entre deux niveaux explicatifs radicalement hétérogènes : le niveau social et le niveau individuel.

Au niveau social, la régulation de l’être-ensemble est effectivement opérée par les productions prescriptives et interdictives -les lois-. Elles permettent d’assigner des responsabilités, d’imputer des actes à leurs auteurs, d’interrompre l’enchaînement des vengeances, etc. La description de ce phénomène social se situe du côté d’une anthropologie sociale qu’il est nécessaire de distinguer de ce qui peut aider à décrire et comprendre la genèse individuelle de l’humain et la mise en place de son psychisme. Du niveau social au niveau individuel, il n’y a pas de continuité théorique. Bien au contraire, la discontinuité est radicale. La rupture s’opère de la nécessité de retourner le concept opérant au niveau social. Cette rupture et ce retournement sont le fruit de la clinique psychanalytique.

Le retournement du concept

Le phénomène de la transgression constitue le paradigme du retournement du concept auquel conduit la clinique. L’énoncé des lois, et entre autre sous sa forme menaçante (tel délit entraînera telle punition) n’empêche pas la transgression ! Comme le démontre jour après jour la clinique, les observations relatées par de nombreux praticiens, de Ferenczi à Alice Miller, et de façon plus publique et « spectaculaire » les procès récents de divers « pédophiles », celui qui empiète à quelque niveau que ce soit sur autrui et le traite comme un objet destiné à répondre à ses désirs, quels qu’ils soient, a été lui même l’objet dans son enfance de ce type de traitement et bien souvent dans le cadre des relations avec les adultes qui l’ont eu à leur charge et sur lesquels il aurait dû pouvoir miser toute sa confiance : ses parents, des proches, des intervenants censés l’éduquer, voire le soigner.

Ce qui se transmet d’une génération à l’autre de façon intime et profonde, au coeur de chaque individu et bien en deçà de toute transmission de patrimoine culturel, ce n’est pas l’interdit, la limite, la Loi comme on le répète d’une façon quasi religieuse partout. Ce qui se transmet dans le creuset des relations entre les adultes chargés de faire advenir de futurs adultes et les enfants dont ils s’occupent, c’est soit cette violence et cet empiétement dont on observe les effets dans toute la gamme de relations possibles dans le champ du privé comme dans celui du public, de la relation amoureuse à la relation « professionnelle », soit la possibilité du respect d’autrui et de la prise en compte de sa subjectivité.

On « injecte » pas de la Loi mais de la distance, du respect pour la subjectivité d’autrui et l’information essentielle qu’autrui n’est pas un objet à utiliser. Cela ne se construit pas grâce à des énoncés qui planeraient au dessus des gens quelque part là haut dans l’ordre symbolique. Cela se construit dans le cadre d’histoires singulières, par des transmissions qui s’opèrent dans les relations intersubjectives. Ainsi se crée l’humanité à chaque génération et tout le travail est à chaque fois à refaire pour chaque être humain..

Autant le concept de Loi ne permet pas de descendre à l’étage de la genèse de la psyché, autant son envers, celui de la distance subjective, permet de remonter aux aspects sociaux de la question. Car une telle transmission peut être dramatiquement compromise si le contexte social ne lui est pas favorable. On semble oublier qu’aux jeunes de banlieues issus de l’immigration, turbulents et destructeurs, qui « n’ont pas intégré la Loi », qu’on voudrait placer dans des centres fermés et dont on voudrait punir les parents, il n’a pas manqué des pères « castrateurs » mais des pères respectés par la société française. Les effets de la violence qui leur a été faite s’étalent à la seconde génération sous nos yeux : ils ne pouvaient dans la plupart des cas transmettre ce qu’on leur refusait. A tous ces jeunes à qui l’on dit non à toutes les étapes de leur vie, exclus du système scolaire, exclus du monde du travail, exclus de la consommation qui déploie sans limite ses offres inaccessibles pour eux tout en étant aujourd’hui tenue pour la seule modalité d’être, on voudrait faire croire avec la caution de discours pseudo-psychanalytique qu’on ne leur a pas dit assez non dans leur vie, et qu’ils n’ont aucun sens des limites ! Il est urgent de trouver un espace pour leur dire enfin oui pour tenter de restaurer quelque chose du respect de la subjectivité.

C’est ce dont s’occupe la psychanalyse : la restauration de la distance subjective grâce à la qualité de la relation entre l’analysant et l’analyste et la prise de conscience des empiétements subis. Pour peu que le psychanalyste puisse s’intéresser aux dommages subis et aider à leur prise de conscience, s’offrir dans le dialogue comme un interlocuteur consistant et humain à l’écoute de spécificité de chaque histoire individuelle. S’il se tient sur sa réserve, fort de son statut auto-proclamé de gardien de la Loi et de l’Ordre Symbolique, il ne fera que prolonger et reproduire l’écrasement et l’humiliation qui se transmettent de génération en génération.

La restauration interne qui peut s’effectuer dans le cadre analytique grâce à l’exploration des empiétements subis fini toujours par avoir des effets dans les relations externes de l’analysant et par mettre fin à sa propre violence vis-à-vis des autres.

C’est là que se situe un des paradoxes de la condition humaine. La fondation de la psyché est une intrusion, un empiétement : il faut qu’un adulte attribue à un nourrisson des intentions, des désirs, des pensées pour que son « appareil psychique » se constitue peu à peu. Sans cela, il risque fort de rester à l’état de légume. Cet empiétement a souvent bien du mal à ne pas se prolonger tardivement et parfois de façon très nocive (ce phénomène constitue l’ordinaire du psychanalyste) mais dans un même temps la distance subjective et le respect de l’autre constituent des possibles dimensions de cette relation fondatrice et leur transmission « humanise » le petit homme au mieux de ce que peut être un être humain.

Retourner le concept permet de se constituer des outils adéquats à la clinique, mais c’est aussi le seul moyen d’éliminer la part de violence inhérente à certaines situations cliniques s’appuyant sur des concepts sanctifiés.

La violence du concept à l’oeuvre dans le cadre analytique

Quelques phrases issues de conversations avec des « collègues » permettent d’illustrer les dérapages de la clinique sur des peaux de bananes conceptuelles.

Tel psychanalyste définit sa posture comme devant permettre à l’analysant d’accepter la Loi, c’est-à-dire, selon ses propres termes: « la castration, l’absurde et le non-sens absolu de l’existence ». Cela ne peut se faire que si le psychanalyste reste d’une impassibilité totale. Toute parole de l’analyste risquerait de contaminer l’analysant du désir de l’analyste, tout affect décelé chez l’analyste signe automatiquement l’insuffisance de sa propre analyse. Comment ne pas songer à cette scène de camp de concentration décrite par Primo Levi. Le gardien qui répond à la question « pourquoi ? » d’un prisonnier : « ici, il n’y a pas de pourquoi ». Le psychanalyste prend le risque d’adopter une posture proche de celle de ce gardien. C’est là un choix éminemment idéologique a priori qui se pose pour tout être humain dans tous les actes de sa vie : être du coté du néant, ce qui autorise toutes les violences, ou bien du côté du sens.

« Il y a des gens qui ont besoin qu’on leur signifie la Loi », affirme une psychologue en formation continue réagissant à un exposé qui relate l’utilisation de la pâte à modeler avec des adultes en grande difficulté dans un cadre analytique, qu’elle juge un peu trop souple à son goût. Du point de vue exclusif de la clinique cela pose deux problèmes. D’une part le « psychanalyste » qui énonce cette « vérité » se proclame en mesure de savoir ce qui est bon pour l’autre, ce que sont ses « besoins », posture évidemment sans rapport avec l’exercice de la psychanalyse. D’autre part, en passant à l’action pour signifier à son analysant « la Loi », il risque fort d’être agi à son insu par son propre contre-transfert, l’analysant amenant son analyste à répéter une forme de violence dont il a été l’objet. En étant agie, cette violence échappe à la possibilité d’être analysée.

Dans une maison verte, il y a bien longtemps une ligne blanche a été tracé au sol pour séparer les petits qui commencent à marcher et ceux qui courent déjà pour éviter les carambolages. La fonction de cette limite n’a sans doute pas été transmise à cette psychologue d’une trentaine d’années qui explique que la ligne est là pour que dès leur plus jeune âge et dès leurs premières expériences de socialisation, les enfants puissent faire l’expérience de la limite et de la Loi. Effectivement, dans nos sociétés, il est primordial d’entraîner le plus tôt possible à l’absurde et à la soumission les enfants afin qu’à l’âge adulte, ils puissent se soumettre à toutes les absurdités et injustices que leur offre la société sans trop en souffrir.

C’est sans doute l’opinion d’un psychanalyste célèbre sur la place de Paris, pourtant connu pour un engagement sans doute lointain aujourd’hui mais très à gauche à l’époque qui laisse venir sous sa plume dans son dernier ouvrage : « les psychanalystes s’éloignent de l’État, donc du Symbolique », se prenant ainsi les pieds comme un petit jeune tout frais émoulu de son cursus universitaire de psychologie, confondant allègrement l’institution qui produit de la réglementation et la « fonction symbolique », la production juridique et « la Loi ».

Cette confusion aujourd’hui omniprésente résulte de la centration sur le langage de la psychanalyse et des importations structuralistes plaquées sur son champ. Sans doute peut-on y déceler une fascination inconsciente pour le pouvoir…L’idéologie se dévoile dans les termes utilisés : « l’homme est soumis au symbolique ». Quelques anthropologues préfèrent désormais dire que l’homme produit du symbolique.

Cette confusion contribue aujourd’hui au processus d’escamotage de la dimension politique de nos sociétés. On voudrait nous faire oublier que les hommes produisent de la société et peuvent être acteurs du processus, et cela au profit d’une loi quasi divine : le langage, la structure. Ce renoncement est étonnamment congruent au renoncement général qui s’opère au profit de la « loi du marché », dernière transcendance à la mode qui fait des merveilles en terme d’empiétement sur autrui.

Il y a là une véritable idéologie de la soumission s’appuyant sur un télescopage conceptuel dont bien des psychanalystes se font complices en affirmant qu’il faudrait injecter de la limite, de la Loi et que ce clystère « guérirait ». Nous sommes parvenus à une extraordinaire adéquation d’une pratique « thérapeutique  » à l’ordre social…

Les Na de Chine. CAI HUA, Paris, PUF, 1997.

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