La frustration serait nécessaire à l’éducation. Poser les limites aux enfants serait structurant. C’est une vérité abondamment proférée par les éducateurs de tout poil, les juges, les parents, les psychologues et les psychanalystes. Cette évidence indépassable dissimule en fait un mécanisme propre à la reproduction sociale. Derrière cette valorisation de la frustration se dissimule un apprentissage à la soumission et au rapport de force. C’est là le véritable enseignement de la frustration : apprendre à se soumettre aux ordres qui viennent d’en haut sans rechigner. C’est là un apprentissage essentiel à l’adaptabilité des sujets amenés à trouver leur place dans une société hiérarchisée où chaque individu aura à faire avec les ordres de divers « supérieurs » et sera invité à se soumettre à leur autorité.
Ce fait n’est que très peu questionné : la famille et l’éducation première ont pour rôle de formater des individus soumis à l’autorité. Dans le fond ce n’est pas très difficile : les êtres humains vivent leurs premières années dans une totale dépendance aux adultes, c’est une question de survie. Il suffit alors de continuer à les maintenir dans cette croyance que tout viendra toujours pour eux de l’extérieur – d’un extérieur qui leur sera toujours supérieur, prolongeant ainsi la dissymétrie de la relation parent/enfant. Ce à quoi œuvrent toutes les instances éducatives, administratives, morales, religieuses… Dépendance et soumission constituent le gage de l’ordre social et de sa reproduction.
C’est exactement ce qu’ont exprimé les indiens d’Amérique du Nord à leurs envahisseurs, lorsqu’ils ont rencontré les colons et les jésuites français1 : « vous êtes des esclaves ; vous ne faites qu’obéir à vos maîtres et à votre dieu ». Dans ces société nord-américaines (qui ne sont, bien sûr, pas représentatives de toutes les sociétés non étatiques), donner un ordre à un semblable était impossible tant les individus d’une même tribu se ressentaient comme égaux. Certains individus pouvaient bénéficier de prestige (guerriers courageux, chamans compétents…) mais ils n’étaient pas donneurs d’ordre, et si jamais il leur prenait d’avoir une idée de ce qui serait bon pour un individu, ou pour toute la communauté, il leur fallait argumenter et convaincre.
Ces « primitifs », ainsi que les cataloguaient les colons et les jésuites, étaient de sérieux animaux politiques2. Ils avaient la chance de ne travailler que très peu d’heures par jour pour assurer leur subsistance, ce qui leur laissait beaucoup de temps pour discuter ! Leurs modalités éducatives ont déteint sur les colons, qui ont adopté des mœurs plus souples et bienveillantes à l’égard de leur propre progéniture – les pratiques européennes en cours étant alors très violentes. Les récits des jésuites, et explorateurs, ont également grandement influencé les discussions occidentales du Siècles des Lumières sur les questions de la liberté, de l’égalité et de l’autonomie…
À ce point de l’exposé, la voix du chœur de parents, d’éducateurs, de juges et de psys s’élève vigoureusement pour protester : « sans limites : l’enfant roi, les parents dépassés, le chaos… ». La frustration est inévitable dans la vie d’un enfant ; les limites inhérentes à sa santé, sa sécurité, aux impératifs sociaux sont nombreuses… Il est néanmoins possible d’accompagner la frustration de façon à ce qu’elle ne soit pas réduite au rapport de force et à l’apprentissage de la soumission ; techniques de « communication non-violente », écoute et parole, montrer que l’on entend, voit et comprend la frustration de l’enfant…
« Parler pour que les enfants écoutent, écouter pour que les enfants parlent » d’Adele Faber & Elaine Mazlish résume et illustre parfaitement et simplement ces pratiques. À contrario « C’est pour ton bien » d’Alice Miller développe les effets désastreux des violences éducatives (un ouvrage dont on ne sort pas indemne)….
La dernière fois que j’ai évoqué en public la possibilité d’un découplage entre frustration et soumission, un éducateur à la retraite a rétorqué en s’exclamant : « J’ai trois enfants et six petits-enfants, ça ne marche pas ! ». Sa formation n’a sans doute pas fait mention de ces possibilités, sur lesquelles il ne s’est probablement jamais documenté. Et, si le fait d’être parent générait le moindre « savoir » et la moindre réflexion sur les processus éducatifs et leurs effets à long terme, cela se saurait, compte tenu du fait que les humains se reproduisent depuis quelques centaines de milliers d’années et que, malheureusement, pour l’immense majorité, ils ne font que répéter à peu de choses près, ce qu’ils ont vécu dans leur enfance.
Invité à dîner chez une amie de longue date, agrégée de philosophie, mariée à un agrégé de philosophie, quelle n’a pas été ma surprise de les voir taper sur la main de leur fils, âgé d’un peu plus d’un an, qui tendait la main vers les biscuits apéritifs posés sur une table basse. J’exprime mon étonnement. « On a bien réfléchi, déclare cette amie, c’était ça ou le chantage affectif. ». Stupéfait, j’en ai perdu mes moyens. J’aurai pu dire que ce geste contient l’information que l’on peut, en cas de conflit, attenter au corps d’autrui, et que le plus fort a toujours raison. J’aurais certainement aggravé mon cas. Quoiqu’il en soit, je n’ai jamais été réinvité. Fin d’une amitié d’une dizaine d’année… N’aurait-on pu mettre les biscuits à hauteur d’adulte, ou ne les offrir qu’après le coucher de l’enfant, qui n’a pas tardé ? Sans doute… Mais aussi, certainement, de trouver bien d’autres alternatives au geste punitif que le savoir sur quelques siècles de philosophie n’ont manifestement pas rendu envisageables…
1 Graeber & Wengrow. Au commencement était… une nouvelle histoire de l’humanité. Ed. LLL
2 ζῷον πoλιτικόν, l’homme, animal politique, Aristote
(Printemps 2022)