(Article paru dans la revue « 3eme millénaire », juin 2023)
Les propositions d’accès à notre « essence », à notre moi « authentique » - « devenez qui vous êtes » - fleurissent abondamment dans le champ du développement personnel. Quels seraient alors la nature, et le lieu de résidence, de ce « vrai moi » ?
Un nourrisson extrait de son milieu d’origine à sa naissance dispose de la capacité d’apprendre et de maîtriser n’importe quelle langue humaine et de se mouler dans n’importe quelle culture. Il aura toutes les chances, s’il est correctement accompagné, de construire un personnage social raisonnablement adapté à son milieu, familial et culturel, et donc, de se doter d’un moi adéquat à ce même milieu. Son moi est une construction liée à son environnement, résultant d’interactions avec d’autres humains, qui doit s’accommoder des transmissions et des projections qu’il reçoit, ainsi que de données culturelles ambiantes.
Dans toutes les sociétés anciennes, antérieures à nos démocraties libérales, dans des sociétés tenues par des impératifs religieux stricts, des systèmes de castes ou d’ordres, ou dans des sociétés de peuples premiers, les individus sont pris dans un maillage d’obligations réciproques denses, de comportements prescrits codifiés et manifestent une adhésion sans faille à leur moi, sans disposer de la possibilité de penser un écart possible. Ils sont assignés à une place, un rôle, une fonction, et y adhèrent, sauf rares exceptions, toute leur existence.
Dans ces contextes, seuls quelques sages, philosophes, anachorètes de diverses obédiences, se retirent du monde et témoignent d’une conscience extrêmement rare de ce jeu de masques, ainsi que d’une aspiration à rejeter tout enfermement dans un moi prédéfini.
Aujourd’hui, dans bien des sociétés contemporaines, cette adhésion au moi peut sembler moins déterminée par le milieu familial, social et culturel d’origine. Certains individus peuvent changer de conditions sociales, endosser divers rôles et afficher les attributs associés à ces rôles.
Cette facilité est particulièrement bien illustrée chez les jeunes gens collés à leur téléphone portable, aux réseaux, aux images incorporables diffusées par les influenceurs. Leur moi se gonfle d’un agrégat de consommables aléatoires en fonction de critères liés au « style » et à la « réputation ». « Soyez différents. Soyez vous-mêmes » proclame une publicité pour sous-vêtements. On mesure ainsi la profondeur du moi constitué au gré des injonctions publicitaires, des modes, des modèles de slips en vogue…
Le fait de naître dans des structures sociales moins organiques, moins serrées, dans lesquelles la liberté semble, de prime abord, plus grande, permet d’entrevoir, pour le moi, une infinité de constructions possibles. L’abondance de marques, de formes et de couleurs de slips engendre un vertige devant tous les possibles…
De ce vertige surgit le sentiment que l’on pourrait être autre chose que l’agrégat d’attributs et de comportements acquis. Un sentiment d’exil pointe et génère l’idée d’un vrai moi, et que quelque part, se tapirait une essence authentique, unique et précieuse – sentiment fortement induit par les injonctions du développement personnel nous invitant à aller chercher ce « moi authentique » dont nous serions séparés.
Si l’on s’aventure en deçà de ce fatras d’attitudes empruntées et d’attributs récoltés dans le grand supermarché du « devenez qui vous êtes », on y trouvera ce qui constitue le fondement du moi de tout individu : des transmissions transgénérationnelles avec leurs poids de traumas, de névroses et d’impératifs de loyauté, des informations issues du psychisme parental, des assignations familiales, sociales et culturelles ainsi que les identifications premières aux adultes qui ont présidé au développement durant les années de dépendance que traverse tout être humain.
Le moi est l’organe psychique qui travaille à opérer une synthèse sur cette base d’informations transmises et incorporées, à compenser les manques, les carences, à tenter de réparer les traumas avec tout ce qu’il peut trouver à l’intérieur de lui… et tout ce que lui fournit la société. Il n’existe pas d’être humain qui ne soit pris, et ce, dès sa période fœtale, dans une masse d’informations. Le point zéro n’existe pas. Si l’on se prenait l’envie d’enlever tout ce qui a été transmis et inscrit, travail incommensurable et sans doute asymptotique, on trouverait probablement un grand vide.
C’est d’ailleurs ce dont témoignent quelques humains exceptionnels qui seraient arrivés à ce point zéro : le silence intérieur. Le sage n’a rien à dire et surtout, il est sans désir. Car les désirs, qui motivent toutes nos actions, ne sont rien d’autre que des tentatives de combler les manques inévitables qu’engendrent les processus éducatifs et les conditionnements sociaux. Tous nos actes, des plus triviaux aux plus sublimes, ne sont que des tentatives de réparer des blessures, qu’elles soient traumatiques ou narcissiques, de combler les manques liés aux carences vécues pendant l’enfance, et d’obéir à des injonctions parentales et sociales.
Pas « d’essence », pas de moi « authentique » : rien. La seule vérité : les traumas, les carences, les transmissions, à l’origine d’une activité psychique plus ou moins heureuse d’adaptation et de compensation. Cependant, ce moi peut modifier son fonctionnement tout au long de la vie d’un humain. Et, c’est là notre chance : il peut changer d’organisation. Il est ré-aménageable et ce réaménagement potentiel constitue la seule proposition thérapeutique honnête.
Souvent très immobile, produisant des impasses et des répétitions stériles, le moi s’épuise en tentatives de réparations infructueuses, car ces tentatives ne sont pas dirigées vers l’intérieur mais constituent de simples compensations coûteuses en énergie. Le sujet s’agite dans une exigence de toujours plus de jouissance, de biens matériels, de gratifications narcissiques, de pouvoir sur les autres… agitation qui échoue à modifier les inscriptions profondes déterminant ses comportements.
Soigner les effets des traumas et atténuer leurs inscriptions psychiques et corporelles, déconstruire les identifications et les transmissions, neutraliser certaines composantes, permet un réaménagement du moi. Il peut acquérir une certaine souplesse, absorber de nouvelles informations qui ouvriront des espaces inconnus jusque-là, faire alors preuve de créativité et surtout, devenir moins toxique pour lui-même et pour les autres.
Les déterminismes qui pèsent sur chaque être humain sont considérables. La possibilité de les conscientiser et de neutraliser certains de leurs effets constitue le lieu même de notre véritable liberté. C’est à ce point précis où s’exerce la pensée critique, l’analyse et la déconstruction, que se manifeste quelque chose d’une essence de l’être humain, une essence commune à tous les humains, en tant que potentialité… rarement exprimée.
Les propositions du développement personnel infusent tout le corps social, infiltrent son imaginaire, lui laissant entrevoir des possibilités illusoires qui ne font que prolonger l’aliénation à des modèles normatifs produits par l’idéologie libérale : être performant, être au-dessus des autres, jouir davantage… La thérapie devrait alors concrétiser un moi idéal nourri d’images fournies par la société et les injonctions du développement personnel : « la meilleure version de soi-même », « celui qu’on attend, pas celui qui attend » … et déboucher sur la « réussite », telle que la société la mesure en termes de visibilité sociale, de performance...
Les espoirs ainsi générés formatent les attentes formulées par les demandeurs de thérapie en une exigence précise et en oblitèrent les possibles. Les attentes focalisées empêchent la thérapie d’ouvrir des portes encore inconnues et peuvent causer l’interruption du processus faute du résultat escompté. Ainsi, les ouvertures de premières séances tendent à s’uniformiser en un « je ne sais pas qui je suis » accompagné de l’inévitable « je n’ai pas confiance en moi ».
La question « qui je suis » nous enferme et nous limite par son exigence de réponse close sur elle-même. L’humain est en lui-même une question... sans réponse, et cela est certes vertigineux. De tout temps, devant ce vertige, les humains se sont enfermés dans des identités et des définitions étroites de ce qu’ils sont. Il est probable que des individus comme Vladimir Poutine, Trump ou Bashar El Assad savent qui ils sont et ont tout à fait confiance en eux-mêmes. Alors, compte tenu de ce qu’est le moi, il est légitime et prudent de s’en méfier et de questionner la nature de ses motivations et de ses intentions. Le doute, les interrogations, les hésitations, sont plutôt les caractéristiques de processus psychiques sains et bénéfiques pour soi (et pour les autres) qui font nettement défaut, entre autres, et à titre d’exemple très démonstratif, à tous les petits ou grands chefs qui jouissent de leur pouvoir sur les autres…
Cette adhésion au moi est le corollaire de l’enfermement dans « l’identité ». Une autre préoccupation très aiguë de notre époque aux conséquences désastreuses, et qui renforce les fixations sur le moi. Le discours ambiant met l’accent sur les revendications identitaires, prolongeant ainsi le culte du moi et de la différenciation au détriment de ce qui peut rapprocher les êtres humains. Cette focalisation sur l’identité débouche hélas bien souvent sur l’idée d’incompatibilité entre individus ou groupes, ainsi que sur des comportements d’intolérance et d’ostracisme…
Tout compte fait, la meilleure version de notre moi serait sans doute, à l’inverse d’un moi augmenté, un moi dégraissé d’un bon nombre d’attributs inutiles, allégé de bien de ses déterminants et libéré de sa fixation à lui-même.
(Été 2023)